Par Dominique Robert
Extrait d’une réédition de 1775 du tome 2 de l’ouvrage de Louis LIGIER d’Auxerre, Oeconomie générale de la campagne ou nouvelle maison rustique, Paris, 1700 (Transcription fidèle à l’orthographe et à la syntaxe du texte) :
« Dans le dernier siècle, on a trouvé l’invention de faire sceller dans les murailles des os de pieds de moutons pour y palisser des arbres. Cette manière n’est pas si belle que celle qui se fait avec le clou, d’autant que ces os paraissent toujours entre les feuilles. Elle n’est pas non plus commode, parce que les os ne se trouvant pas ordinairement placés fort à propos, il faut souvent forcer les branches pour les y attacher.
Ceux qui veulent s’en servir, doivent les faire sceller de sorte qu’ils ne débordent la muraille que d’un bon pouce (1), & qu’ils soient espacés de quatre ou cinq pouces les uns des autres, afin qu’étant fort proches ils se trouvent à propos pour y attacher les branches sans les contraindre.
Cette façon de palisser a cet avantage qu’elle dure long-tems, & qu’elle n’est pas de dépense à entretenir, puisqu’il ne faut que du jonc en été, & de petits osiers en hiver pour lier les branches.
Dans les pays où les os de moutons sont rares et difficiles à amasser, on ne peut les mettre qu’à deux pieds (2) les uns des autres, & y attacher de petites baguettes en forme de treille, pour y palisser dessus ; mais en ce cas il est nécessaire qu’ils débordent la muraille de deux bons pouces, afin de pouvoir plus facilement lier les baguettes. »
- Un pouce représente environ 2,5 cm
- Un pied correspond à une trentaine de centimètres
- Louis LIGIER a abondamment puisé dans un ouvrage du milieu du XVIIe siècle sur la manière de cultiver les arbres fruitiers rédigé par le curé d’Henonville en Normandie, LE GENDRE. Celui-ci écrit ‘Depuis peu d’années, on a trouvé l’invention …’
Extrait du dossier de l’Inventaire général du patrimoine culturel de MAURECOURT (Yvelines) établi en 2008 :
« Le principe de la culture du chasselas est celui des murs à pêches de Montreuil qui remonte au début du 17e siècle : des murs recouverts de chaux qui emmagasinent la chaleur du jour pour la restituer la nuit. Devant ces murs sont palissés des ceps de vigne à différentes hauteurs. Les murs sont couverts d’un chaperon sous lequel des consoles supportent des protections en paille ou en verre. Des os de moutons scellés dans les murs permettaient d’accrocher la vigne. »
Cette culture est pratiquée sur le même modèle qu’à Thomery (Seine-et-Marne) dont les murs existent depuis les années 1730. Sont communs dans ces extraits : la culture de fruits, le palissage, les os de moutons scellés dans la maçonnerie et le XVIIe siècle. Ces aménagements ont fait l’objet d’une communication récente précisément à Touquin. La commune a accueilli en effet en octobre 2012 les 12èmes Rencontres archéologique de Seine & Marne organisées par le Groupement archéologique de Seine & Marne sur le thème ‘La maison et ses dépendances à travers les âges en Seine & Marne : architecture et fonctions’. L’intervention de Jean-Claude LE BLAY et de Mireille CASTILLE intitulée ‘Des os dans les murs’ a montré des exemples de murs à l’ouest de la France, en Île-de-France et Bourgogne portant sur des os de bovins, de moutons et plus rarement de chevaux.
- Qu’en est-il à Touquin ?
Le mur concerné se trouve actuellement à l’intérieur d’un bâtiment perpendiculaire à une rue étroite. La lecture du bâti et notamment l’observation du chaînage en grès et de l’organisation intérieure permet de constater que la construction où sont scellés les ossements est un agrandissement d’une maison de type remise. L’adjonction se compose d’un atelier de plain-pied et d’un grenier où sont visibles les os. Les sources historiques mobilisées : les plans de la deuxième moitié du XVIIIe siècle antérieurs à la Révolution, les plus anciennement conservés. En fonction du requérant, ils ne présentent pas tout et donc toutes les habitations n’y sont pas représentées. Certains plans sont datés de manière absolue, d’autres non. Pour la plupart d’entre eux, le commanditaire des plans est le Chapitre de Notre- Dame de Paris pour sa seigneurie de Grand-Fontaine à Touquin. Sur l’un de ces plans, le mur est situé dans une parcelle d’un seul tenant à l’extrémité du ‘climat dit le cimetière des Huguenots’. Le cimetière est bien mentionné et il est clos. Cette parcelle est occupée par une grande habitation dont dépendent deux à trois maisons donnant sur la voirie. L’une d’elle paraît équipée d’un four en partie arrière, côté jardin. À bien regarder les plans cadastraux du XIXe siècle, la maison, sans son extension actuelle, épouse parfaitement le volume de la bâtisse située de l’autre côté de l’actuelle rue étroite. Elles pourraient s’imbriquer l’une dans l’autre. Au cours du XIXe siècle, elle est rattachée à la parcelle actuelle. D’après les sources orales, cet espace était planté d’arbres fruitiers il y a quelques années encore.



Il est donc tout à fait vraisemblable que ce pignon, exposé au sud, servait à palisser des arbres avec ces os alignés et très espacés à environ 2m50 de hauteur par rapport au sol. L’identification archéozoologique à distance réalisée par Jean-Claude LE BLAY a révélé des ossements de cheval (un métapode et un radius) ainsi qu’un fémur et un humérus de mammifères costauds, peut-être du cheval également. Les os montrent des traces colorées ce qui laisse penser qu’ils ont connu des vicissitudes climatiques ou des traitements indirects.
A priori, les os ayant été laissés en place, le mur n’a pas subi de modification au moment où de mur pignon, il est devenu mur de refend. Il est par ailleurs fort possible que le percement d’une porte ait allégé l’ancien mur de palissage de quelques os. Si le croisement des données permet d’attester sans doute possible la fonction des os scellés dans les murs, il est, en revanche, plus compliqué de dater de manière absolue cette pratique sur le mur de Touquin.
Les démolitions et travaux de restauration ont eu raison de ce type d’aménagement finalement très répandu en France. Mais avec un oeil averti, il est encore possible de détecter cette pratique comme ce fut le cas il y a peu à MOUROUX ou QUIERS.
Cette carte postale peut animer le mur de Touquin, existant certes, mais, désormais muet.

- Et ailleurs ?
Dans la commune auboise d’Héloïse et Abélard, le phénomène est devenu patrimonial comme le dit le maire de FERREUX-QUINCEY en parlant de La maison à l’os, rue du Pont Robin. La fonction ici est identique au mur de Touquin, contrairement aux exemples qui suivent et qui concernent l’architecture où les os ne sont pas apparents.
Extraits des Annales des arts et manufactures de J.-N. Barbier-Vémars, Tome 35, n°s 103-105,1810, Paris 1818 (Transcription du texte) :
‘On sait depuis long-temps que l’emploi du fer dans le scellement des agrafes, qui tient les pierres de taille en parement, a le grave inconvénient de faire éclater ces pierres au bout d’un très-court espace de temps. Cet effet résulte de l’augmentation de volume qu’acquiert le fer en s’oxidant. (…) On a donc pensé avec raison que ces os qui résistent à de grands efforts dans l’emploi de la force des animaux, dont ils sont la charpente, réuniraient pour agrafes la solidité à l’inaltérabilité. Le tibia de boeuf a la longueur et la grosseur convenables, et forme les deux extrémités de queue d’aronde qu’exige l’assemblage. Après avoir, pour sceller ces agrafes, posé deux pierres de taille, on pratique, sur leur lit supérieur et leur jonction, une mortaise à double queue d’aronde ; cette mortaise est perpendiculaire au joint. On y incruste le tibia, puis on y coule, soit du soufre, soit un mélange de résine et de cendrée. Celui-ci s’emploie le plus ordinairement dans les travaux de la mer.’
L’auteur cite des ouvrages exécutés au XVIIIe siècle à Saint Martin de Ré (l’éperon) et à La Rochelle (un batardeau, l’éperon de la porte des Moulins). Il précise ensuite que ce type de scellement est ancien et l’illustre avec une corniche fixée avec un mortier et des os de mouton dans le réfectoire médiéval du prieuré de Saint-Martin des Champs à Paris. Située au rez-de-chaussée, la maçonnerie est exposée à l’humidité du lavoir voisin.
Dans la région d’Arras, des constructions en pierre calcaire où les os de mouton, scellés entre deux pierres, étaient noyés dans de la chaux éteinte, ont également été repérées. [DECROIX Philippe, La maison rurale en Artois, Boulonnais, Calaisis- Contribution à un inventaire régional, Collection Les cahiers de construction traditionnelle, Éditions CRÉER 1989]. Les arguments en faveur de l’os au détriment du fer concernent aussi bien l’utilisation de la pierre tendre dans la maçonnerie que les constructions exposées à l’humidité qu’elle soit locale ou due aux conditions géo-climatiques. Il faut ajouter que, tout comme l’emploi du végétal, l’utilisation de l’os intervient dans la réparation de maçonnerie et n’est donc pas forcément un élément constitutif d’un bâtiment.
L’os est non seulement un matériau auxiliaire de construction mais c’est aussi une matière première utilisée par l’homme depuis des millénaires comme l’illustrent les artefacts conservés au centre archéologique et patrimonial de Touquin, ARCHEO-SAT77.
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